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Quelques réponses
de la Mère
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Note de l'éditeur
Dans ce volume a été réunie la correspondance de la Mère avec quatorze personnes. Ces lettres ont déjà paru, intégralement ou en partie, dans les livres et journaux de l'Ashram. Elles sont présentées ici dans l'ordre chronologique, à l'exception de celles de la sixième série qui, comme
dans l'édition originale, restent divisées par rubriques. Douze séries de lettres ont été entièrement ou partiellement rédigées
en français, deux entièrement en anglais (Voir les Notes en
En de volume.)
La Mère
en 1969
Première série
Lettres de la Mère à son fils.
Notre communauté augmente de plus en plus ; nous approchons la trentaine maintenant (sans- compter ceux qui'
sont répandus dans l'Inde) ; et c'est moi qui suis devenue
responsable de tout cela ; je suis au centre de l'organisation
aussi bien matérielle que morale : et tu peux aisément t'imaginer ce que cela représente. Nous avons déjà cinq maisons,
dont une est notre propriété ; les autres suivront. De routes
les parties du monde de nouvelles recrues viennent. Avec
l'extension, de nouvelles activités sont créées, de nouveaux
besoins se manifestent nécessitant de nouvelles compétences.
Le 16 janvier 1927
Je crois t'avoir parlé de nos cinq maisons dont quatre
sont Jointes en un seul bloc carré entouré de toutes parts de rues et contenant de nombreux bâtiments avec cours et
Jardins- Nous venons d'acheter et de réparer et installer confortablement une de ces maisons et ensuite, tout
dernièrement, nous nous y sommes installés,
Sri Aurobindo et moi-même, ainsi que cinq des plus proches disciples.
Nous avons joint les maisons entre elles par des ouvertures dans les murs d'enceinte et aussi dans les bâtiments des
communes, ce qui fait que je circule librement dans notre petit domaine sans avoir besoin de sortir dans la rue, ce qui est ne l'a jamais été, et je peux dire que c'est au galop que je
t'écris en ce moment.
Le 16 février 1927
Il est vrai que depuis longtemps je ne dors plus dans le
sens ordinaire du mot "dormir" :
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c'est-à-dire qu'à aucun moment je ne retombe dans l'inconscience qui caractérise le
sommeil ordinaire¹. Mais je donne à mon
corps le repos dont il a besoin; c'est-à-dire de deux à trois heures de position
allongée et d'immobilité absolue pendant lesquelles j'entre
soit dans un repos intégral de tout mon être, mental,
psychique, viral et physique, repos fait de paix parfaite, de
silence complet et d'immobilité totale, mais où la conscience
reste parfaitement éveillée; soit dans une activité interne
d'un ou plusieurs états d'être, activité qui constitue le travail
occulte et qui aussi, cela va de soi, est parfaitement consciente. C'est ainsi que
je puis dire, en toute vérité, que je ne
perds jamais conscience durant les vingt-quatre heures qui se
succèdent ainsi sans interruption et que je ne connais plus le
sommeil ordinaire tour en donnant à mon corps le repos dont
il a besoin.
Le 3 juillet 1927
Je t'envoie dans cette lettre quelques photographies de
l'Ashram qui sans doute t'intéresseront en te donnant une
idée, incomplète il est vrai, et imprécise, du cadre dans lequel
je vis ; en tout cas une impression très réduite, car l'Ashram se
compose actuellement de dix-sept maisons habitées par est variable à cause des allées et venues).
Je t'envoie aussi les conversations quatorze et quinze ; tu
auras eu, je pense, en plusieurs fois, la série complète des
treize premières ; je te les ai fait mettre à la poste à mesure qu'elles paraissaient²
Le 25 août 1929
Je n'entreprendrai pas de répondre à ton opinion sur les
"conversations" quoiqu'il y ait certains points que tu ne sembles pas
avoir tout à fait saisis ;
¹Suite à un article de presse où l'on disait que la Mère ne dormait plus depuis
²Ces quinze "conversations" ont été publiées sous le titre
Entretiens 1929.
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mais je suppose qu'une
seconde lecture à tête reposée, plus tard, te permettra de comprendre celles des parties qui t'avaient échappé à première
vue. D'ailleurs, ces "conversations" n'ont pas du tout la prétention d'épuiser les sujets en question, ni même de les
traiter à fond. Ce sont plutôt des suggestions ayant un but
plus pragmatique que didactique : des sortes de coups-de-fouet moraux destinés à aiguillonner et à talonner ceux sur le
chemin. Il est certain que dans mes réponses bien des côtés de la question ont été négligés qui auraient pu être traités avec intérêt — ce sera pour une autre fois
Le 21 octobre 1939
L'Ashram devient un établissement de plus en plus intéressant-Nous en sommes à notre vingt et unième maison ; le personnel salarié de l'Ashram (ouvriers et domestiques)
s'élève à soixante ou soixante-cinq personnes, et le nombre
des membres de l'Ashram (disciples de Sri Aurobindo vivant à Pondichéry) varie
de quatre-vingt-cinq à cent. Cinq automobiles, douze bicyclettes, quatre machines à coudre, une
.douzaine de machines à écrire, nombreux garages, atelier de réparation d'automobiles, service électrique, service de la
construction, ateliers de coulure (tailleurs européens et indiens, brodeuses,
etc.), bibliothèque et salle de lecture contenant plusieurs milliers de volumes, service des photographies
et magasins généraux contenant les articles les plus variés
presque tous importés de France, grands jardins de fleurs, de légumes et de fruits, laiterie, boulangerie, etc., etc. ! Tu vois
que ce n'est pas une petite affaire. Et comme je surveille tout
cela, je puis à Juste titre dire que )e suis occupée.
Le 23 août 1930
J'ai bien reçu aussi la Grande Revue¹ et j'ai lu l'article
dont tu .me parles, je l'ai trouvé un peu "dull"², mais à part
cela pas trop mauvais.
¹Revue littéraire mensuelle publiée en France jusqu'en 1939.
²Terne, ennuyeux.
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Mais le Mukerjee que l'on cite a
certainement vécu de nombreuses années hors de l'Inde (en
Amérique Je crois) et s'est tout à fait occidentalisé ; autrement
il ne donnerait pas Gandhi et Tagore comme tes deux figures
les plus populaires dans l'Inde. C'est, au contraire, hors de
l'Inde qu'elles sont le plus populaires ; et pour les étrangers,
ces deux hommes semblent être les seuls à représenter le
génie indien. Il n'en est rien, loin de là, et s'ils sont si connus
dans les pays occidentaux, c'est sans doute parce que leur
stature ne dépasse pas la compréhension de la mentalité
occidentale.
L'Inde possède de bien plus grands génies que ceux-là,
et dans les branches les plus variées, scientifiques, littéraires,
philosophiques, spirituelles. De Shantiniketan les jeunes gens sortent, en
effet, raffinés mais sans force ni énergie réalisatrice- Quant à ceux de Gandhi, s'ils ont plus d'énergie et de
puissance d'action, par contre ils sont enfermés entre les
quatre murs de quelques idées étroites et d'un esprit borné.
Je le répète, il y a mieux, beaucoup mieux dans l'Inde, mais c'est une Inde qui ne se soucie pas de la gloire internationale.
Le 4 août 1931
Un petit mot cependant sur ta remarque que d'avoir des
enfants est le seul moyen de perpétuer la race humaine. Je n'ai
jamais dit le contraire, mais e veux ajouter qu'il n'y a rien à
craindre à ce sujet ; s'il est dans les plans de la Nature que la race humaine soit perpétuée, elle (la Nature) trouvera toujours autant de gens qu'il lui en faudra pour mener à bien son plan... Ce n'est certes pas par pénurie d'hommes que la terre souffrira
jamais.
Le 28 septembre 1931
Les choses attendues... elles seules peuvent porter un
remède au triste état de choses dont tu parles dans ta lettre du
9 octobre et qui n'est certainement pas limité aux petits États du centre de l'Europe. À peu de choses près, tu as décrit l'état
du monde entier : désordre, confusion, gaspillage et misère.
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Il ne sert à rien, d'ailleurs, de se lamenter et de dire : où allez-vous ! La culbute finale, la banqueroute générale
semble assez évidente... à moins que... I! y a toujours un "à
moins que" dans l'histoire de la terre ; et toujours aux moments où la confusion et la destruction semblent toucher
à leur paroxysme, quelque chose se produit, et un nouvel
équilibre s'établit, faisant durer, pour quelques siècles de
plus, des civilisations à leur déclin et des sociétés humaines en délire.
Ne va pas me croire pessimiste. Certes Je n'aime pas les choses telles qu'elles sont. Pourtant je ne les crois pas pires
qu'elles n'ont été bien des fois auparavant. Mais je les veux autres, je les veux plus harmonieuses et plus
vraies. Ô l'horreur du mensonge partout répandu sur la terre,
gouvernant le monde de sa loi d'obscurité ! Je trouve que son
règne a assez duré ; c'est ce maître-là qu'il faut dorénavant refuser de servir. Voilà le seul, le grand remède.
Le 3 novembre 1935
Après fort longtemps, j'ai reçu ta lettre du 5 janvier qui m'a fait grand, plaisir, surtout d'y lire que tu songes à
Pondichéry comme à un lieu de repos idéal. C'est vrai, je pense que les agités pourraient faire une cure de repos
parfaite... même si on a envie de se distraire on ne le peut
pas ; par contre la mer est belle, la campagne est vaste et la
ville toute petite : cinq minutes d'auto et on en est sorti ; et au
centre de tout cela l'Ashram est une condensation de paix
énergique et active, au point que tous ceux qui viennent du
dehors ont, en y entrant, l'impression de se trouver dans un
autre monde. C'est bien un peu un autre monde aussi, un monde où la vie intérieure gouverne l'extérieure, un monde
où les choses se font, où le travail s'accomplit non pas dans
un but personnel mais d'une façon désintéressée pour la
réalisation d'un idéal. La vie qu'on y mène est également
éloignée d'une abstinence ascétique et d'un amolissant confort, la simplicité y
est de règle,
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mais une simplicité de variété, variété d'occupations, d'activités,
de goûts, de tendances, de nature; chacun est libre d'arranger sa vie à sa guise,
la discipline étant réduite au minimum indispensable
pour organiser l'existence de cent dix à cent vingt personnes
et pour éviter les mouvements qui seraient nuisibles à
l'accomplissement de noire but yoguique.
Qu'en dis-tu ? N'est-ce point tentant? N'auras-tu jamais le temps ou la possibilité de venir jusqu'ici ? Tu m'avais fait espérer une visite.
J'aimerais à te montrer notre "établissement". Il vient de
s'accroître de quatre maisons que j'ai achetées en mon nom pour !a facilite des écritures ; mais il va sans dire
qu'elles ne
m'appartiennent pas. Je pense t'avoir déjà expliqué la situation et je tiens à profiter de l'occasion pour te la rappeler.
L'Ashram avec tous ses biens mobiliers et immobiliers,
appartient à Sri Aurobindo, c'est avec son argent que je fais
face aux dépenses presque formidables qu'il représente
(notre budget annuel est en moyenne d'un "lakh" de
roupies, ce qui correspond au cours actuel du change, à
environ 650.000 francs) , et si mon nom paraît en certaines
occasions (comptes en banque, achats de maisons, automobiles, etc.) c'est, comme je te l'ai déjà dit, pour la convenance
des écritures et des signatures puisque c'est moi qui
"manage" tout, mais non que j'en suis vraiment propriétaire.
Tu comprends facilement dans quel but je te dis tout cela ; c'est pour que tu t'en souviennes le cas échéant.
Le 10 février 1933
Ta dernière lettre me parle des événements actuels et montre un
peu d'inquiétude qui n'est certes pas sans fondement. Dans leur ignorante
inconscience, les hommes mettent en mouvement des forces qu'ils ne perçoivent même pas et
qui bientôt échappent de plus en plus à leur contrôle et produisent des résultats désastreux. La terre semble secouée,
presque tout entière, d'une terrible crise d'épilepsie politique
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et sociale à travers laquelle les plus dangereuses forces de
destruction font leur œvre. Ici même, dans ce
pauvre petit trou, nous n'avons pas échappé à la maladie générale.
Pendant trois ou quatre jours, les forces qui agissaient étaient
vilaines et pouvaient à juste titre donner de l'inquiétude et
une grande confusion commençait à s'établir. Je dois dire
qu'en l'occurence le Gouverneur (Solomiac) a fait preuve de
beaucoup de bonté et de décision en même temps. Sa bonne
volonté est au-dessus de tout éloge. En somme tout s'est
terminé assez bien vu les circonstances difficiles. Mais
maintenant, il y a plus de quatorze mille ouvriers sans travail.
La plus grosse usine est close, on ne sait pour combien de temps et l'autre a
brûlé...
La caractéristique de l'époque semble être un manque
complet de bon sens. Mais peut-être cela ne nous apparaît
ainsi que parce que la proximité nous fait voir tous les détails.
Avec le recul les détails s'atténuent et les grandes lignes
seules apparaissent, ce qui donne aux circonstances un
aspect un peu plus logique.
Il se peut que la vie sur terre ait toujours été un chaos —
quoi qu'en dise la Bible, la Lumière n'a pas encore fait son apparition. Espérons qu'elle ne tardera pas.
Le 23 août 1936
On est en train de publier à Genève une petite plaquette avec une conférence que j'ai faite en 1912 je crois. Cela date un peu, mais je n'ai pas voulu contrarier des enthousiasmes.
J'avais intitulé cela : "La Pensée centrale", mais on a trouvé cela un peu trop philosophique et cela a été changé en "La découverte suprême". Un peu pompeux pour mon goût, mais...
Le 24 avril 1937
En parlant des récents événements, tu me demandes "s'il s'est agi d'un bluff dangereux" ou "si l'on a frisé la catastrophe". En supposant les deux à la fois on serait plus proche
de la vérité.
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Il est certain que Hitler a bluffé, si l'on appelle ainsi faire la grosse voix et proférer des
menaces dans
l'intention d'intimider ses interlocuteurs et d'obtenir le plus
que l'on peut. Il y avait tactique et diplomatie. Mais d'autre
part, derrière les volontés humaines, agissent des forces dont
l'origine n'est pas humaine et qui tendent consciemment vers
certains buts. Le jeu de ces forces est très complexe et échappe généralement à la conscience humaine. Mais pour la
facilité de l'explication et de la compréhension, on peut les
diviser en deux tendances principales et opposées '. celles qui travaillent à l'accomplissement de l'Œuvre divine sur la terre,
et celles qui s'opposent à cet accomplissement. Les premières ont peu
d'instruments conscients à leur disposition. Il est
vrai qu'en ceci la qualité compense de beaucoup la quantité.
Quant aux forces antidivines, elles n'ont que l'embarras du
choix et trouvent toujours des volontés qu'elles asservissent
et des individus dont elles font des pantins dociles quoique le plus souvent inconscients. Hitler est un instrument de choix
pour ces forces antidivines qui veulent la violence, les bouleversements et la guerre, car
elles savent que ces choses retardent et entravent l'action des forces divines. Et c'est
pourquoi la catastrophe était toute proche quoique consciemment aucun gouvernement humain ne la voulait. Mais à
tout prix il ne fallait pas de guerre et voilà pourquoi la guerre
a été évitée... pour le moment.
Le 22 octobre 1938
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